Joseph Bouchette, copiste

Alban Berson

Il arrive fréquemment qu’un particulier attire l’attention d’une bibliothèque patrimoniale sur un document ancien qu’il détient. Cette personne s’est procurée d’une façon ou d’une autre un livre, une carte géographique ou encore un manuscrit, et serait disposée à s’en départir en faveur de la bibliothèque. Il convient alors d’en évaluer les valeurs patrimoniale et marchande puis, si le document s’avère intéressant, d’en négocier les modalités d’acquisition : don contre reçu fiscal, achat, ou une combinaison des deux. C’est un processus relativement commun par lequel les bibliothèques patrimoniales enrichissent leurs collections.

Dans une situation de ce type, la bibliothèque peut fait face à deux grandes catégories de particuliers :

  1. L’amateur éclairé : souvent collectionneur, chineur, documenté, méthodique, il a étudié l’artefact en question, sait déjà qu’il constituerait une acquisition pertinente pour la bibliothèque et s’est même formé une idée de son prix en étudiant le marché.
  1. Le profane : entré opportunément en possession du document ancien, il en subodore, par son aspect, l’ancienneté et la rareté. Il suppose pouvoir en tirer un bon prix sans être en mesure de l’évaluer. De son point de vue, cette démarche est un « long shot».

Si l’amateur éclairé est un atout précieux dans l’accomplissement d’une mission de rassemblement du patrimoine documentaire, il en va moins souvent de même du profane. L’auteur de ces lignes a déjà eu à examiner des « trésors » (c’est le mot employé par plusieurs démarcheurs) tels que par exemple :

  • une soi-disant « rare carte signée Guillaume Delisle » qui s’est révélée au premier regard être un fac-similé sur papier glacé datant des années 1980
  • un « plan de Montréal du XIXe siècle encadré », d’un format minuscule, dont l’ouverture du cadre laissait voir au verso le texte de l’Atlas historique de Montréal de Jean-Claude Robert publié en 1994
  • une contrefaçon d’une carte de Jodocus Hondius (offerte en don sans condition) si étrangement fausse qu’elle a pu faire l’objet d’un bref article du Carnet de la Bibliothèque nationale

Pourtant, c’est bien d’un citoyen peu familier des cartes géographiques anciennes que nous avons obtenu ce Plan de la ville de Montréal en Canada, Nouvelle-France originellement tracé par Gaspard Chaussegros de Léry (1682-1756) en 1717 et recopié en 1802 par la main aguerrie de Joseph Bouchette (1774-1841). Selon le particulier en question, cette carte ornait le bureau de la maison d’une famille de trois générations d’arpenteurs-géomètres avant qu’on la lui offre en échange de services rendus sans qu’il ait la moindre idée de sa valeur. Vendeurs de livres d’occasion, le citoyen croyait d’ailleurs avoir à faire à un document imprimé lorsqu’il a soumis cette carte à l’expertise de Bibliothèque et Archives nationales du Québec.

Certes, la (re)découverte de ce document ne bouleversera pas l’histoire de la cartographie au Canada. Néanmoins, il est toujours intéressant de mettre à jour un document inconnu des historiens signé de la main d’un personnage aussi important que Joseph Bouchette. C’est une petite exclusivité, en somme, pour les lecteurs de Borealia.

Le contexte de production de ce document est relativement bien connu. En mars 1790, Bouchette est engagé au bureau de l’arpenteur général à Québec en tant que dessinateur adjoint. Son travail consiste essentiellement à recopier des plans. Bien que nommé arpenteur-géomètre le 25 mars 1791, il préfère ne pas exercer tout de suite cette profession et s’engage dans la marine provinciale. Il reprend ses tâches de copiste du 5 décembre 1794 au 10 avril 1795 pour la modique solde de 5 shillings par jour. En juillet 1801, Bouchette réintègre le bureau de l’arpenteur général en tant que « député arpenteur général du Bas-Canada ». Fin décembre de cette même année, en remplacement de son grand oncle Samuel Holland décédé, le gouverneur Robert Shore Milnes lui assigne les fonctions d’arpenteur général. Bouchette en reçoit le titre officiel en août 1803, une nomination confirmée le 14 mai 1804 par le Conseil privé de la Grande-Bretagne. Il occupe ce poste jusqu’à sa mort, le 9 avril 1841.

La copie effectuée par Bouchette sur ordre de Milnes est datée de décembre 1802. Il agit alors comme arpenteur général sans en porter le titre. Que le haut fonctionnaire qu’il est désormais doive occuper son temps à cette terne besogne de scribe parait assez curieux. Mais après tout, le début de son mandat est consacré à remettre de l’ordre et à réorganiser les dossiers d’un bureau dont Samuel Holland s’était désintéressé. En outre, il s’agit d’un service d’envergure limitée au sein duquel le jeune Bouchette ne bénéficie que de peu de soutien. Dès la confirmation de sa nomination, il réclamera du personnel supplémentaire. Par ailleurs, c’est le début de l’hiver et donc pas le moment de se lancer dans une de ces vastes campagnes d’arpentage dont sa carrière sera jalonnée. Les tâches de bureau sont tout indiquées.

Pourquoi Bouchette doit-il recopier ce plan, particulièrement ? Comme bien des ingénieurs, cartographes ou hydrographes des colonies, Chaussegros de Léry produit chacun de ses plans en plusieurs copies dont les plus soignées sont destinées aux plus hautes autorités, en France. De ce Plan de la ville de Montréal en Canada, Nouvelle-France du 10 août 1717, qui représente le tracé des futures fortifications de Montréal destinées à remplacer la peu sécurisante palissade de pieux de cèdre, trois copies sont connues : deux en excellent état sont conservées aux Archives nationales d’outre-mer à Aix-en-Provence :

Archives nationales d’outre-mer, FR ANOM 03DFC473B

 

Sur chacune des deux cartes conservées en France se trouve une retombe qui, une fois rabattue, présente le projet de réaménagement de la voirie de Montréal qu’envisage Chaussegros de Léry un an après son entrée en fonction comme ingénieur du roi en Nouvelle-France en 1716 :

Archives nationales d’outre-mer, FR ANOM 03DFC473B (même plan, retombe rabattue)

 

La troisième copie connue du plan du 10 août 1717 est la propriété de BAnQ. Jusqu’en 1971, elle était conservée aux Services judiciaires de la direction régionale du Ministère de la Justice. Sur cette copie, probablement destinée par Chaussegros de Léry à une utilisation locale, ne figurent que peu de rehaussements à l’aquarelle comme c’est le cas pour les cartes envoyées en France. Elle est dans un état de conservation très médiocre. L’encre a commencé à s’estomper par endroit, les déchirures, réparées par un entoilage grossier, sont nombreuses. Une trace de colle témoigne de l’existence de la retombe servant à montrer le projet de voirie de l’ingénieur du roi mais le feuillet est manquant :

BAnQ, P395S1P1

 

Une certaine négligence dans la conservation sous les régimes français puis britannique ne peut être exclue. Cela étant, on sait que Chaussegros de Léry supervise directement les entrepreneurs-maçons engagés sur le chantier des fortifications de Montréal. On peut donc formuler l’hypothèse selon laquelle ce plan aurait été utilisé lors de ces travaux qui s’étendent de 1717 à 1744. Comme beaucoup de documents cartographiques, ce plan aurait servi à ce pour quoi il avait été conçu, en l’occurrence diriger l’édification d’une enceinte bastionnée autour de Montréal. Cet usage sur le terrain expliquerait son piètre état de conservation.

On ne peut néanmoins affirmer que ce soit bien cet exemplaire du plan que Bouchette ait recopié. Certes, c’est la seule copie aujourd’hui conservée au Canada. Mais sur la copie qu’il réalise, Bouchette prend soin de mentionner les signatures de Louis-Auguste de Bourbon, du Maréchal d’Estrées et de Renan ainsi qu’un espace réservé à l’avis du Conseil de la Marine, éléments qui n’apparaissent pas sur la copie de BAnQ mais sont présents sur une des deux copies conservées à Aix-en-Provence avec la mention « Vu et approuvé par le conseil de Marine le 2 juillet 1718 ». Il se pourrait qu’une version portant ces signatures ait été renvoyée en Nouvelle-France pour disparaître après que Joseph Bouchette en eut effectué une copie.

Quelle que soit la version qu’il ait eue sous les yeux, l’arpenteur général par intérim a consacré ses heures à en produire une copie fidèle, rehaussée à l’aquarelle, d’un degré de finition comparable à celui des exemplaires que Chaussegros de Léry avait fait parvenir en France 85 ans plus tôt. Deux traces de colle perpendiculaires suggèrent que Bouchette avait également reproduit la retombe servant à représenter le projet de voirie de l’ingénieur français, un feuillet aujourd’hui disparu.

Comme on peut le lire en bas à gauche de la carte, celle-ci a été déposée au cabinet de la Cour du banc du roi à Montréal le 7 février 1804. Les circonstances dans lesquelles ce document a été « extrait » des archives publiques pour aboutir dans le bureau privé d’un arpenteur-géomètre sont inconnues. Ces « transferts de propriété » n’étaient pas rares.

 

Alban Berson est cartothécaire à Bibliothèque et Archives nationales du Québec. Il enseigne également l’histoire du livre et de l’imprimé à l’Université de Montréal. Il s’intéresse à l’origine, la signification et la fonction des ornements sur les cartes géographiques anciennes, ainsi qu’à la cartographie de la Nouvelle-France.


Featured image: “Plan de la ville de Montréal en Canada, Nouvelle France dans l’Amérique septentrionale / Chaussegros de Lery ; copié par ordonnance de son Excellence Sir Robert Shore Milnes bart, lieutenant gouverneur de la province du Bas-Canada par Joseph Bouchette, député et arpr général,” Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry, cartographe, et Joseph Bouchette, 1802. BAnQ, G/3454/M65/1717/C41/1802 CAR pf, http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/3645163.

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