Lauraly Deschambault et Gregory Kennedy
Dans le cadre du projet de partenariat, Service militaire, citoyenneté et culture politique au Canada atlantique, 1700-2000, nous menons une étude sur la contribution des miliciens acadiens et canadiens à la Guerre de Sept ans en Nouvelle-France. L’historiographie portant sur cette guerre continue à mettre l’accent sur le débat stratégique entre le Marquis de Montcalm, lieutenant-général des armées de la Nouvelle-France et le Marquis de Vaudreuil, gouverneur de la Nouvelle-France. Malgré des tentatives à réhabiliter la réputation de Montcalm, il était vraisemblablement peu impressionné par les Canadiens et leur façon de faire la guerre et ses décisions ont joué un rôle important dans la chute de la colonie.[1] Pour sa part, Vaudreuil s’est vanté des capacités des Canadiens, mais lui aussi avait souvent des idées peu réalistes.[2] En Acadie, les spécialistes s’intéressent davantage à l’expérience des miliciens à partir de 1755. Dans ce contexte, le but des habitants était d’éviter la déportation et leur service militaire était le prix de l’appui des officiers français.[3] Chose certaine, l’effondrement graduel des frontières de la Nouvelle-France devant la force numérique supérieure des Britanniques a mené à la conscription des habitants pour la guerre, mais aussi à l’incohérence des institutions militaires. Le présent texte concerne les attitudes des officiers militaires français envers les habitants des milices coloniales. Nous avons choisi François-Gaston de Lévis et François-Charles de Bourlamaque, respectivement commandant en second et en troisième après Montcalm. Il s’agit des opinions possiblement divergentes de celle de Montcalm ; le lieutenant-général estimait que Lévis « manquait d’imagination » et n’avait pas une bonne opinion de Bourlamaque.[4] Pourtant, ces officiers avaient plus d’expérience avec l’intégration des habitants au sein de l’armée française en Nouvelle-France. Leurs correspondances apportent un éclairage différent sur cette question.

Vue de la Prise de Quebec, le 13 Septembre 1759, une gravure basée sur un croquis réalisé par Hervey Smyth. Library of the Canadian Department of National Defence, via Wikimedia Commons.
La bonne volonté des miliciens
Le chevalier de Lévis admet que « commander à des sauvages et à des Canadiens n’est pas chose aisée »[5]. À plusieurs reprises, Montcalm souligne le mauvais état des miliciens.[6] Pourtant, Lévis était plutôt optimiste, il informe Vaudreuil en 1757 que « tous les miliciens qui nous arrivent sont des maîtres hommes et paraissent remplis de bonne volonté »[7]. Près de trois ans plus tard, et dans le contexte de la capitulation de la colonie, Lévis écrit au secrétaire d’État de la Marine :
Je dois vous exposer que les troupes de terre, de même que celles de la colonie et les Canadiens en général, ont donné des preuves au commencement de cette campagne de leur bonne volonté, en supportant sans la moindre plainte les plus grandes fatigues, le manque de vivres, et ayant combattu avec le plus grand courage ; elles méritent des grâces et je me flatte que vous voudrez bien vous intéresser pour elles[8].

François-Gaston, duc de Lévis, (1984.8), huile sur toile, XIXe siècle, Musée Stewart, Montréal, via Wikimedia Commons
Lévis semble comprendre la situation difficile des habitants lors de l’invasion. Il voulait aider également les réfugiés acadiens, « dignes de la pitié et de la bonté du roi ».[9] Pour sa part, Bourlamaque exprime des doutes concernant les habitants. Par exemple, dans sa lettre du 29 septembre 1759, juste après la chute de Québec, Bourlamaque écrit à Lévis : « le peu de Canadiens que j’ai ici ne montrent encore aucune mauvaise volonté ; mais je crains qu’en apprenant le bon traitement que les Anglais font à leurs familles, ils ne décampent pour les aller joindre »[10]. Quelques semaines plus tard, Bourlamaque confirme que sa brigade a subi plusieurs désertions et même les habitants restants « me paraissent de bien mauvaise volonté »[11]. Presqu’un an plus tard, Bourlamaque commente : « il me reste environ sept cents hommes, dont trois cent cinquante miliciens de mauvaise volonté »[12]. Nous sommes aux derniers jours de la Nouvelle-France et les miliciens refusent certains ordres. Par exemple, Bourlamaque raconte le 1er septembre 1760 : « j’ai commandé quarante miliciens, ce matin, pour battre des grains ; ils ont refusé nettement de le faire, et ont menacé de désertez tous »[13]. Bourlamaque semble s’attendre à ce que tous les habitants lui obéissent l’obéissance malgré la situation.
Opinions divergentes
Pourquoi est-ce que ces deux hommes haut-gradés ont des opinions si divergentes ? Après la mort de Montcalm, Lévis prend les fonctions du commandant en chef de l’armée et donc avait plus souvent affaire avec les miliciens par l’entremise de ses commandants, tandis que Bourlamaque travaillait avec eux de manière plus directe. En effet, Lévis envoie à plusieurs reprises des lettres circulaires aux commandants de bataillons. Dans celle du 29 août 1760, il demande à ceux-ci : « je compte toujours beaucoup sur le zèle, courage et bonne volonté de votre bataillon ; j’espère que vous ferez connaitre à Messieurs les officiers combien il est essentiel qu’ils encouragent leurs soldats, et même les miliciens par leurs bons propos »[14]. Dans ce cas-ci, on remarque que ce sont plutôt les commandants de bataillons qui sont davantage en contact direct avec les miliciens. Pour sa part, Bourlamaque devait régler les petites affaires de la milice et continuer à mettre l’accent sur la discipline. Par exemple, il raconte : « un officier de milice de Terrebonne se plaignant à moi qu’on avait puni sa compagnie mal à propos, pour avoir été accusé de pillage dans un jardin, s’est avisé de me menacer de déserter avec sa troupe ; je l’ai fait attacher à un piquet, ne le connaissant pas pour officier, faut d’un hausse-col »[15].
Dans la lettre de Lévis au marquis de Montcalm du 6 septembre 1759, on apprend que Bourlamaque développe de plus en plus une mauvaise humeur :
Je me suis bien aperçu que Bourlamaque a de l’humeur. Il m’écrit froidement. Je continue à lui écrire sur le même ton d’amitié que j’ai toujours fait. Il faut bien qu’il s’accoutume à trouver sur son chemin des maréchaux de camp, comme je trouverai sur le mien des lieutenants généraux. Au surplus, j’espère qu’il aura lieu d’être content de moi, et j’en agirai avec lui comme je désirerais qu’en pareilles circonstances on en usât avec moi[16].
En effet, Lévis observe que Bourlamaque doit mieux organiser sa force et surtout des maréchaux de camp pour lui aider. Le ton froid de Bourlamaque témoigne de sa frustration avec ses supérieurs et les habitants, mais aussi d’une situation difficile à faire comprendre et respecter les ordres. Lors de son retour en France, Bourlamaque se vante de sa capacité à faire combattre les Canadiens, mais ses propos témoignent également des différences entre les troupes réglées et les miliciens :
Les milices du Canada sont très bonnes : il y a dans ce pays-là beaucoup plus d’hommes naturellement courageux que dans les autres. Lorsqu’on les accoutumera à l’obéissance, on en direra un grand parti à la guerre. Le Canadien est ennemi de la guerre et inconstant, mais très docile, lorsqu’il trouve fermeté et justice dans ses chefs. Il aime la petite guerre de préférence et y est très propre : cependant il ne sera pas difficile de le faire combattre en ordre, sous l’appui des troupes réglées, lorsqu’on le prendra par l’amour de la gloire qui est naturel aux habitants du Canada[17].
En fin de compte, les opinions divergentes de Lévis et de Bourlamaque reflètent à la fois leurs mentalités différentes et leurs expériences différentes au sein de l’armée en Nouvelle-France. À notre avis, il n’y a rien de surprenant dans le constat que les miliciens semblaient respecter davantage l’autorité de leurs commandants avant la chute de Québec. Lévis a compris davantage la situation difficile des habitants pendant que Bourlamaque ne voyait que leur désobéissance. En ce qui concerne les Acadiens sous la direction de l’officier militaire français Charles Deschamps de Boishébert, nous remarquons les mêmes opinions divergentes. Lévis appel à l’aide pour les réfugiés pendant que Vaudreuil exige leur service militaire avant d’envoyer d’autres provisions.[18]
Pendant les prochains mois, nous consulterons les documents de Boishébert et d’autres officiers présents au Canada et en Acadie pendant la Guerre de Sept ans afin de mieux comprendre l’intégration imparfaite des miliciens au sein de l’armée française. Les correspondances de Lévis et de Bourlamaque témoignent des objectifs militaires, mais aussi des attentes politiques concernant le service des miliciens. Nous remarquons aussi l’écart entre un service militaire obligatoire théorique et la capacité des habitants à négocier et même refuser ce service dans certaines situations. Dans le cadre du projet Service militaire, citoyenneté et culture politique, il s’agit d’un thème à développer pour mieux comprendre le lien entre la milice et les exigences de l’État à l’époque de la Nouvelle-France.
Lauraly Deschambault est étudiante de 1er cycle et Gregory Kennedy est professeur agrégé en histoire et directeur scientifique de l’Institut d’études acadiennes de l’Université de Moncton.
[1] Dave Noël, Montcalm, général américain, (Montréal : Boréal, 2018).
[2] Louise Dechêne, Le Peuple, l’État et la guerre au Canada sous le régime français, (Québec : Éditions du Boréal, 2008).
[3] André-Carl Vachon, Réfugiés et miliciens acadiens en Nouvelle-France, 1755-1763, (Tracadie : La Grande Marée, 2020).
[4] W. J. Eccles, « Louis-Joseph de Montcalm, » Dictionnaire biographique du Canada, consulté le 5 mai, http://www.biographi.ca/fr/bio/montcalm_louis_joseph_de_3F.html.
[5] François Gaston duc de Lévis à M. le comte d’Argenson et à Monsieur le garde des sceaux, le 20 août 1756, Lettres du chevalier de Lévis concernant la guerre du Canada, 1756-1760 (Montréal : C.O. Beauchemin, 1889), p. 58.
[6] 19 mars 1759, 12 septembre 1758, H. R. Casgrain, ed., Journal du marquis de Montcalm durant ses campagnes en Canada de 1756 à 1759, (Québec : Imprimerie de L.-J. Demers & frère, 1895).
[7] Lévis à Vaudreuil, le 19 juillet 1757, Lettres du chevalier de Lévis, p. 127.
[8] Lévis à M. Berryer, le 28 juin 1760, Lettres du chevalier de Lévis, p. 363-364.
[9] Lévis à M. le maréchal de Mirepoix, le 4 septembre 1757, Lettres du chevalier de Lévis, p 149.
[10] François-Charles de Bourlamaque à Lévis, le 29 septembre 1759, Lettres de M. de Bourlamaque au chevalier de Lévis (Québec, L.-J. Demers, 1891), p. 48.
[11] Bourlamaque à Lévis, le 23 octobre 1759, Lettres de M. de Bourlamaque, p. 69.
[12] Bourlamaque à Lévis, le 12 août 1760, Lettres de M. de Bourlamaque, p. 82.
[13] Bourlamaque à Lévis, le 1er septembre 1760, Lettres de M. de Bourlamaque, p. 122.
[14] Lévis à Messieurs les commandants de bataillon, lettre circulaire du 29 août 1760, Lettres du chevalier de Lévis, p. 381.
[15] Bourlamaque à Lévis, le 23 août 1760, Lettres de M. de Bourlamaque, p. 108 ; C. P. Stacey, « François-Charles de Bourlamaque », Dictionnaire biographique du Canada, consulté le 2 mai 2021, http://www.biographi.ca/fr/bio/bourlamaque_francois_charles_de_3F.html.
[16] Lévis à M. le marquis de Montcalm, le 6 septembre 1759, Lettres du chevalier de Lévis, p. 234.
[17] Bourlamaque, Lettres de M. de Bourlamaque, p. 102-103, note de bas de page.
[18] Ronnie-Gilles LeBlanc, « Les réfugiés acadiens au camp d’Espérance de la Miramichi en 1756-1761 : un épisode méconnu du Grand Dérangement, » Acadiensis, 41, 1 (2012), pp. 139-140.
L’image sélectionnée: Une vue de l’archevêché de Québec et des ruines autour, tels qu’on peut les voir en montant de la basse-ville, en 1759. Peinture de Richard Short, Gracieuseté de Bibliothèque et Archives Canada, C-000350, via Wikimedia Commons.
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