L’histoire et l’urgence climatique, Ou la tradition à la rescousse du progrès

Olivier Guimond

L’assistance à quelques panels portant sur l’histoire et le patrimoine dans les dernières semaines m’a donné à réfléchir sur la pertinence de la discipline historique dans un contexte d’urgence climatique. C’est ce sur quoi porte le présent billet, qui s’appuyera, donc, sur certains propos tenus lors de deux événements à première vue bien différents. Il s’agit, d’abord, d’une séance portant sur « L’historien.ne, le temps et l’urgence climatique » qui eut lieu dans le cadre du dernier congrès de l’Institut d’Histoire de l’Amérique française (IHAF) à Ottawa[1]. Le deuxième événement constitue un atelier intitulé « Au-delà des pierres : le patrimoine immatériel de la meunerie artisanale », tenu lors du colloque « Histoire et patrimoine seigneurial » à la Seigneurie des Aulnaies[2].

Je dois d’abord saluer l’initiative du professeur Thomas Wien (Université de Montréal) qui rassembla à Ottawa, sous la présidence de Michèle Dagenais (Université de Montréal), les historiens Daniel Poitras (IHAF) et Fabien Locher (CNRS, Paris) pour réfléchir au changement climatique dans une perspective historique. Le riche panel débuta par une communication engagée de Wien qui, dans un premier temps, fit le rappel statistique de la crise climatique actuelle et du mur que l’humanité est sur le point de frapper, le tout dans une relative inaction : hausse de la concentration du CO2 dans l’atmosphère, fonte des glaces, élévation du niveau des océans, catastrophes climatiques, crises humanitaires, perte de biodiversité, nature exponentielle des bouleversements climatiques, etc. La table était mise pour les questions suivantes, en filigrane pour le reste de la séance : comment en sommes-nous arrivé là? Qu’est-ce que l’inaction relative devant la crise nous dit sur le rapport au temps des humains d’aujourd’hui (à tout le moins des Occidentaux)? S’inspirant des propos de l’historien François Hartog sur le présentisme[3], Wien expliquait percevoir l’horizon temporel des Occidentaux comme étant celui d’un présent « monstre » – un présent omniprésent, pour le dire ainsi. Il découlerait de cela une certaine incapacité contemporaine à penser l’avenir en dehors d’une téléologie moderniste destructrice. Pointant du doigt l’importance du narratif moderniste pour le Québec depuis la Révolution tranquille – fruit d’un complexe de colonisés obnubilés par la nécessité d’opérer un « rattrapage », d’effectuer une entrée dans « la » modernité –, Wien dénonçait ainsi un récit collectif axé sur une foi aveugle en le progrès du libéralisme. Devant l’urgence climatique et l’impasse vers lequel l’humanité se dirige, il semble clair qu’il faille revoir cette confiance naïve envers le « progrès ». C’est dans ce contexte que Wien en appelle à faire une histoire contrefactuelle, c’est-à-dire à étudier les horizons d’avenir d’autrefois, car, conclue-t-il, « l’ouverture des possibles du passé contribue à ouvrir les possibles du présent ».

Fabien Locher, historien de l’environnement qui s’apprête à publier au Seuil, avec Jean-Baptiste Fressoz, Une autre histoire du changement climatique, proposa une lecture sur la longue durée du rapport entre l’humain et les changements climatiques. Sur ce plan, le grand apport de l’histoire environnementale, nous dit Locher, est de remettre en cause l’idée reçue que l’humanité, pleine de confiance envers le « progrès » depuis les Lumières jusqu’au milieu du 20e siècle, dégrade son environnement sans même se préoccuper des conséquences. Au contraire, il est faux de dire qu’il y aurait eu telle « évolution » sans conscience. Encore une fois, c’est une même téléologie moderniste, narratif dominant des sociétés occidentales, qui est pointée du doigt, de sorte qu’elle a fait oublier que les sociétés humaines se préoccupent depuis fort longtemps des changements climatiques et de l’altération de l’environnement qu’ils observent autour d’eux. Seulement, et c’est là que le bât blesse, les voix inquiètes furent noyées, voire contrôlées et réprimées, par les forces dominantes du « progrès ». En effet, ces forces – économiques, politiques – ont eu historiquement un pouvoir extraordinaire : celui de taire les craintes climatiques. Ainsi, jusqu’à tout récemment du moins, exit de notre mémoire collective les plaintes populaires quant au changement climatique et les rapports de forces qui ont contribué à forger cette réalité. Comme en écho aux propos de Thomas Wien, Fabien Locher explique donc qu’une des fonctions les plus importantes de l’histoire aujourd’hui est de repolitiser le rapport des humains avec leur environnement à travers le temps de façon à faire sortir un certain récit historique dominant d’une foi aveugle dans le progrès. Il faut, en d’autres mots, renouer avec un scepticisme envers le progrès et enquêter les puissantes forces qui ont invisibilisé à travers le temps les craintes climatiques.

Critique lui aussi du récit moderniste, Daniel Poitras rappella pour sa part que le « régime de modernité » duquel la société contemporaine est issue consacre une séparation artificielle entre l’humain et la nature, comme si cette dernière n’existait qu’en tant qu’instrument de l’avancement du premier. Comme indice de cela, Poitras évoque la littérature de science-fiction qui propose de multiples exemples de futurs imaginés dans lesquels le progrès technique a mené à une forme idéalisée de société urbaine et hyper-technologique. Selon Poitras, toutefois, l’on assiste probablement aujourd’hui à une période floue, ambigüe. C’est-à-dire que devant le mur contre lequel l’humain semble inexorablement devoir s’écraser, se manifesterait aujourd’hui une forme de nostalgie d’un « futur moderne », d’un futur idyllique imaginé envers lequel, depuis l’essor du discours triomphant des Lumières, l’humain éprouve une confiance inébranlable et une conviction profonde qu’il adviendra comme finalité du « progrès ». Ce futur fantasmé – cet état d’esprit triomphaliste dont l’on ne se départie que difficilement –, on tenterait périodiquement de le réactualiser. Pour preuve, Poitras donne le cas du fameux Plan Nord enclenché par le gouvernement libéral de Jean Charest au début des années 2010, désireux de développer économiquement les régions du nord du Québec : ne serait-ce pas là une façon de renouer avec les grands chantiers de la Révolution tranquille que l’on a faite adéquation à l’entrée du Québec dans « la » modernité? Ne serait-ce pas une volonté de rédémarrer la « matrice de la modernité »? Or, n’est-ce pas qu’un anachronisme flagrant, en contexte d’urgence climatique révélatrice de tous les aboutissements pervers du fantasme moderniste, que de vouloir réenclencher la matrice moderniste? Ne faudrait-il pas sortir définitivement de la nostalgie du « futur moderniste »? Cela ne constitue-t-il pas le début de la solution à la crise climatique actuelle?

La conclusion que proposa Michèle Dagenais à ce panel me parut des plus adéquates. Nous entendons très souvent depuis quelques mois, dit Dagenais, la jeune écologiste suédoise Greta Thunberg demandé aux dirigeants politiques et économiques de ce monde d’écouter la science. Rien de plus juste. Mais il semble y avoir, se demande Dagenais, un oubli dans cet appel de Thunberg symptomatique de ce que les intervenants du panel ont appelé la foi inébranlable en le « progrès » technique. En effet, malgré la grande importance de la science dans la compréhension et la résolution de l’urgence climatique, il semble qu’il faille aussi sortir du mythe sans cesse reconduit de la technicité salvatrice. L’histoire, rappelle Dagenais, a aussi un rôle à jouer dans la résolution de la crise climatique, et cela réside essentiellement dans le fait de revisiter des « moments » et des « arrangements » passés qui peuvent nous renseigner sur des avenues non-empruntées. Dagenais rappelait aussi, en quelque sorte, ce que disait Thomas Wien durant sa propre intervention à propos de la nécessité de révisiter des « recettes » d’autrefois qui visaient non pas à dominer la nature, mais à composer avec elle.

Le terme « recettes » employé par Wien me permet de faire le pont avec la seconde partie de mon billet. En effet, le monde de la meunerie artisanale laurentienne fut récemment l’instigateur d’une réflexion un peu surprenante sur la pertinence sociale et l’aspect éminement « moderne » du savoir-faire traditionnel des artisans du pain. Le colloque « Histoire et mémoire du régime seigneurial » fut l’occasion pour des intervenant-es de différents horizons d’échanger sur des approches nouvelles en histoire du régime seigneurial laurentien tout comme sur des enjeux liés au patrimoine seigneurial au Québec. L’une des tables rondes du colloque, organisée par l’historienne Ophélie Têtu, spécialiste des meuniers de la vallée du Saint-Laurent à l’époque préindustrielle, réunissait quelques personnes dans le but d’échanger sur des enjeux liés au patrimoine matériel et immatériel de la meunerie artisanale. La discussion, on peut s’en douter, a identifié un certain nombre de problématiques concernant le financement de diverses initiatives et, sans surprise, la « relève ». Trois meuniers prenaient part à la discussion : deux cumulant plusieurs décennies d’expérience et un identifié comme apprenti-meunier, âgé d’environ 25 ans. Au-delà d’un intérêt pour le folklore et l’histoire, et de la fierté d’être l’un des rares porteurs d’un savoir-faire en perdition; au-delà de tout cela, en fait, il semblait malaisé pour les meuniers eux-mêmes d’identifier quelconque pertinence « moderne » au métier qu’ils exercent. Pourtant, la réflexion menée de façon commune avec l’assistance ne tarda pas à fournir une réponse qui va tout à fait dans le sens des propos rapportés plus haut, lors du congrès de l’IHAF. On rappela que le moulin de la Seigneurie des Aulnaie, soucieuse de faire revivre un certain passé seigneurial à ses visiteurs, fournissait lui-même un exemple de lieu de production alimentaire artisanale répondant tout à fait aux préoccupations actuelles en matière de lutte aux changements climatiques. En effet, depuis plusieurs années, le blé acheminé au moulin à eau seigneurial provient d’espèces anciennes cultivées de façon biologique, et ce, dans un rayon maximal d’une dizaine de kilomètres du moulin. De plus, la farine tirée de ce blé est utilisée par la boulangerie attenante au moulin (Du Pain…C’est tout!)[4], commerce dont les produits sont destinés au marché local. En d’autres termes, l’on retrouve sur le site de la Seigneurie des Aulnaies un exemple de savoir-faire traditionnel qui répond aux attentes « modernes » de production et de consommation locales et biologiques, plus respectueuses de l’environnement. On se rend donc compte, en y regardant de plus près, que la poignée de personnes qui continuent d’exercer le métier de meuniers dans la vallée du Saint-Laurent et celles qui continuent de se faire les promotteurs de ce savoir-faire traditionel sont appelés à être revalorisés dans un contexte tout à fait « moderne ». Il n’est pas question ici de simple « retour en arrière », voilà néanmoins un exemple de « recettes » du passé qui pourraient servir d’exemples dans la recherche de solutions « modernes » à l’urgence climatique. Le progrès technique et la science ne seront pas les seules réponses à la crise actuelle.

Notre avenir ne passera pas que par l’innovation pure et simple. Notre avenir fondera son horizon en partie sur des traditions, des savoir-faire anciens provenant d’une époque où l’humain avait une relation sans doute plus « durable » avec son environnement. Ainsi, l’urgence climatique permet à la discipline historique et aux savoirs du passé qui forment son objet d’étude de trouver une pertinence qui pourrait bien être cruciale pour l’avenir de l’humanité. Bien sûr, la discipline historique n’avait pas besoin de la crise climatique pour trouver quelconque pertinence sociale, mais il appert que sa capacité à forger un dialogue entre les humains à travers les époques trouve aujourd’hui une résonance « environnementale » particulière. Face au « présent monstre » du régime d’historicité moderniste dont nous sommes issus, particulièrement au Québec depuis la Révolution tranquille, sans doute devrions-nous accorder une plus grande place aux « sciences » du passé au moins aussi grande que celles de la science dont Greta Thunberg ne cesse, avec raison, de nous rappeler l’importance.

Je reprendrai en terminant les mots d’une professeure qui m’a enseigné dans un séminaire aux cycles supérieurs en histoire. Un après-midi plutôt morne d’automne, le type de journée qui fait la vie dure à la motivation, elle nous posa une question en apparence toute simple mais qui, sans doute, tracassaient plusieurs d’entre nous : « quelle est la pertinence de ce que vous faites? À quoi servez-vous? » Devant nos regards dubitatifs, la professeure répondit elle-même : « soyons ambitieux : nous, historiens et historiennes, pourrions sauver le monde ». C’est ce que j’aurais à mon tour envie de dire au jeune apprenti-meunier qui, au-delà de l’intérêt folklorique de sa profession, chercherait peut-être une utilité à ce qu’il fait : ton intérêt pour l’histoire va peut-être contribuer à sauver le monde.

Olivier Guimond est étudiant au doctorat en histoire intellectuelle et culturelle à l’Université d’Ottawa.


* J’aimerais remercier chaleureusement George Coronado pour son aide avec la traduction vers l’anglais du présent texte.

[1] Le congrès eut lieu du 17 au 19 octobre 2019 : https://congresihaf2019.cieq.ca/

[2] Le colloque eut lieu les 14 et 15 septembre 2019 : https://www.laseigneuriedesaulnaies.qc.ca/la-meunerie-artisanale-un-metier-davenir/

[3] François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Le Seuil, 2003, 272 p.

[4] https://boulangeriedpct.squarespace.com/

Featured image: Moulin a vent de l ile aux Coudres, photograph by Anouk Stricher, via Wikimedia Commons.

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