Nicolas Landry
Nul besoin d’insister sur le fait que la guerre de course et les corsaires n’occupent pas une grande place dans l’historiographie militaire de la Nouvelle-France. Du moins, pas au même titre que les troupes de la marine, la milice ou encore les alliances entre communautés amérindiennes et eurocanadiennes. Une explication possible à ce phénomène réside sans doute dans le fait que cette activité se concentrait très majoritairement dans les colonies françaises de l’actuel Canada atlantique qui ont moins retenu l’attention des spécialistes de la Nouvelle-France jusqu’ici, soit Port Royal et le fleuve Saint-Jean en Acadie, Plaisance à Terre-Neuve et, finalement, Louisbourg sur l’île Royale. Les chiffres parlent d’eux-mêmes puisque, en définitive, sur un total de 332 prises de navires anglais déclarées en Nouvelle-France entre 1689 et 1759, 89% ont été effectuées dans l’espace colonial français du Canada atlantique[1].
C’est donc en vertu de cette lacune historiographique mentionnée ci-haut que je me suis intéressé à cet aspect négligé de l’histoire du Canada atlantique. Le projet tentera à la fois de mieux faire comprendre les réalités de la course française dans la région mais aussi de présenter certains de ses principaux acteurs. À noter que ce texte s’inscrit dans deux projets en collaboration avec le Professeur Gregory Kennedy, directeur de l’Institut d’études acadiennes de l’Université de Moncton. D’abord celui intitulé « La course et les corsaires en Acadie et sur l’Île Royale, 1688 à 1758 », qui a bénéficié d’une subvention de la Faculté des études supérieures et de la recherche de cette institution. Ensuite, celui intitulé « Service militaire, citoyenneté et culture politique; études des milices au Canada atlantique 1700-2000 », en collaboration avec le Gregg Centre for the Study of War and Society et le Département d’histoire de la University of New Brunswick.
La période à l’étude dans ce projet s’aligne sur la chronologie de l’histoire-bataille coloniale qui regroupe les guerres d’Augsbourg (1688-1697), de Succession d’Espagne (1702-1713), de Succession d’Autriche (1744-48) et de Sept Ans (1754-1763). En guise d’entrée en matière, nous consacrons néanmoins ce billet à démontrer que l’activité corsaire dans la région est d’abord l’œuvre d’initiatives anglo-hollandaises entre 1613 et 1674. L’activité française, quant à elle, débute plutôt avec la Guerre de la Ligue d’Augsbourg en 1688. Ainsi, en 1613, lorsque le capitaine anglais Samuel Argall, amiral de la nouvelle colonie de Virginie, s’empare de Saint-Sauveur et de Port Royal, il est à ce moment muni d’une commission en guerre du roi d’Angleterre. Il en va de même des frères Kirke qui détiennent des lettres de marque de Charles Ier (décembre 1627) les autorisant à capturer des « French Prizes in the Atlantic during the Anglo-French War »[2]. Les Kirke s’empareront non seulement des postes français du fleuve Saint-Laurent, entre Cap Tourmentin et Tadoussac, incluant le poste de traite français de l’île Miscou et finalement Québec. Fait intéressant à noter, rappelons que les Kirke sont des huguenots et natifs de Dieppe en France. En 1627, suite au début de la guerre entre la France et l’Angleterre, le roi Charles Ier confie à David Kirke et à ses frères la mission de s’emparer du Canada. Quoiqu’ils échouent devant Québec en 1628, ils réussissent l’exploit en 1629.

Champlain surrendering Qubec to Admiral Kirke, July 20, 1628, oilette postcard printed in England after the drawing by R. Caton Woodville (Wikipedia)
L’expédition est alors organisée par la Company of Adventurers to Canada[3]. En ce qui concerne le major Robert Sedgwick, nommé par Cromwell, il détient lui-aussi une commission de course lorsqu’il s’empare de l’Acadie en 1654. Il est également sûr qu’en 1674, le capitaine Jurriaen Aernoutsz commande un navire corsaire hollandais, le Flying Horse, lorsqu’il attaque Machias, Saint-Jean et Jemseg, avant de vendre son butin à Boston[4]. Ainsi, avant 1688, les épisodes violents survenant à Terre-Neuve ou entre l’Acadie et la Nouvelle-Angleterre découlent davantage de luttes pour le contrôle des pêches que d’enjeux proprement impériaux[5]. À cette époque, il y aura toutefois des tentatives en vue d’assurer un contexte de paix dans les colonies atlantiques détenues par la France et l’Angleterre.

Plaque commémoratif de l’attaque de Jurriaen Aernoutsz au Fort Pentagouet, Castine, Maine (Wikipedia)
Notons qu’une première partie de notre projet de recherche sur la guerre de course et les corsaires fera l’objet d’une publication à la fin de 2020 ou au début de 2021 dans Les Cahiers de la Société historique acadienne. Nous y effectuons une étude de cas de l’itinéraire de deux corsaires français ayant œuvré à Port-Royal et à l’île Royale, soit Pierre Morpain et Michel Milly La Croix[6]. Le plus célèbre des deux est certainement Morpain (1686-1749) dont les séjours à Port Royal, à Plaisance et à Louisbourg au cours de sa carrière sont bien connus. Morpain est né à Blaye près de Bordeaux et à 17 ans à peine, il s’installe en Martinique et devient capitaine du navire corsaire L’Intrépide. Il s’emparera de plusieurs navires qu’il apportera, entre autres, à Port Royal. À compter de 1708, Morpain surpasse même Pierre Maisonnat Baptiste au premier rang des corsaires établis en Acadie. Au commandement du Marquis de Choiseul, les prises de navires qu’il effectue contribuent à ravitailler la colonie. À la suite de la chute de Port Royal en 1710, Morpain œuvre à partir de Plaisance sur la corvette La Capricieuse. Ce sera ensuite, entre 1710 et 1713, au tour des navires Le Triomphant et Le Bonfils d’êtres sous ses ordres. Une fois Plaisance cédée aux Anglais à la suite du Traité d’Utrecht, Morpain est nommé capitaine de port à Louisbourg en 1716. Durant la Guerre de Succession d’Autriche (1744-48), il semble limiter ses activités à patrouiller le long des côtes de l’île Royale. C’est là un exemple d’itinéraire de corsaires, parmi de nombreux autres, que nous comptons analyser dans le cadre de notre étude afin de mener plus avant nos connaissances en histoire de la guerre de course et des corsaires au Canada atlantique.
Nicolas Landry est professeur d’histoire à l’université de Moncton, campus de Shippagan. Les recherches actuelles du professeur Landry portent sur l’histoire du Nord-est du Nouveau-Brunswick à l’époque du Régime français soit les 17e et 18e siècles.
[1] Nicolas Landry, « La course et les corsaires à Plaisance (Terre-Neuve) durant la Guerre de la Ligue d’Augsbourg, 1688-1698 », recherche en cours.
[2] Edward Cavanagh, « The Atlantic Prehistory of Private International Laws Trading Companies of the New World and the Pursuit of Restitution in England and France, 1613-1643 », Itinerario, vol. 41, no 3 (décembre 2017), p. 452-483.
[3] « David Kirke et ses frères (1597-1654) », dans Place-Royale d’aujourd’hui à hier, Musée de la civilisation, Québec, [En ligne] https://www.mcq.org/place-royale/personnages.php?id=6
[4] Alaric Faulkner et Gretcher Faulkner, The French in Pentagoet, 1635-1674: An Archaeological Portrait of the Acadian Frontier, Augusta, Maine Historic Preservation Commission, 1987, p. 29 et 37.
[5] William R. Miles, « The Royal Navy and Northeastern North America, 1689-1713 », Halifax, thèse de maîtrise (histoire), Saint Mary’s University, 2000, p. 45.
[6] Nicolas Landry, « Deux corsaires français de Port Royal à Louisbourg : Pierre Morpain et Michel Milly La Croix : 1703-1758 », Société historique acadienne : les Cahiers, à paraître.
Featured image: Carte de l’Accadie et Pais Voisins, 1757, Jacques-Nicolas Bellin (Wikipedia)
Au cours de vos recherches, avez-vous eu vent du corsaire John Outlaw ( – 1697) qui serait d’ailleurs mort en Acadie lors de sa dernière course sur le brigantin Frontenac ? Je m’intéresse particulièrement à ce personnage dans une recherche actuellement.