Maxime Dagenais
Nous connaissons tous l’histoire des Rébellions de 1837-38 : l’histoire des Patriotes du Bas-Canada et des « reformers » du Haut-Canada, leurs victoires et leurs défaites, les expulsions, les exécutions. Nous connaissons les enjeux sociaux, politiques, et économiques dans un contexte canadien, et de leurs conséquences sur le Canada. En gros, les Rébellions sont généralement considérées, au Canada, comme un évènement canadien. Cependant, les Rébellions sont également un important évènement américain, avec des conséquences majeures aux États-Unis.
Dans ce billet, je vais brièvement décrire la recherche que je mène en tant que chercheur postdoctoral au McNeil Center for Early American Studies à l’Université de Pennsylvanie et comment mon temps à Philadelphie a changé l’objectif principal de mon projet.
Qu’ils l’aient voulu ou non, les Américains ont été entrainés dans ce conflit « canadien. » Dans les semaines qui ont suivi l’échec des Rébellions de 1837, plusieurs chefs patriotes et réformistes ont trouvé refuge dans les villes frontalières américaines où ils recrutèrent l’aide d’Américains. Ils ont rencontré des dirigeants et des politiciens locaux et ont voyagé vers les grandes villes comme Boston, New York, et Philadelphie à la recherche de soutien financier et militaire. Bien qu’ils aient échoué à obtenir l’assistance du gouvernement fédéral et du président Van Buren—qui envoya même des troupes à la frontière pour assurer la « neutralité américaine »—ils ont eu plus de succès au niveau local. Tout au long des régions frontalières du Michigan, Vermont, Maine, de New York, et de l’Ohio, les Américains exprimèrent leurs sympathies pour les rebelles canadiens et joignirent des sociétés secrètes connues sous le nom de Hunter’s Lodges. Par milliers, ils s’engagèrent pour libérer le Canada de l’impérialisme britannique et aider les Canadiens dans ce que plusieurs appelèrent la « Révolution canadienne. »
En fait, les réactions aux Rébellions prirent beaucoup d’ampleur aux États-Unis, car celles-ci coïncidèrent avec une des périodes les plus tourmentées de leur histoire: les États-Unis étaient en plein milieu de l’ère démocratique « Jacksonienne »; la panique de 1837 et les transformations socioéconomiques de la période que certains historiens ont appelé la « Market Révolution » causaient beaucoup d’anxiété; le Texas avait fait sécession du Mexique et son admission possible au sein des États-Unis causa de gros débats; et la lutte entre esclavagistes et abolitionnistes faisait rage. Dans ce contexte critique, les Rébellions au Canada prirent beaucoup plus d’ampleur. Tout comme la Révolution texane et la création de la République du Texas, la « Révolution canadienne » et la création de deux Républiques canadiennes indépendantes auraient soulevé beaucoup d’enjeux politiques, économiques, et sociaux aux États-Unis.
Malgré l’importance des Rébellions pour la vie politique américaine, le point de vue américain sur celles-ci reste négligé. Alors que la plupart des études canadiennes restent généralement enracinées dans un contexte historique et historiographique canadien, ceux qui sont sur le contexte américain se limitent surtout aux Hunter’s Lodges.[1] De plus, les études sur la période « Jacksonienne » ignorent l’impact des Rébellions sur les évènements transformateurs qui bouleversèrent les États-Unis. Nous savons donc très peu de choses sur les facteurs sociaux, politiques, ou économiques qui ont poussé les Américains à opposer ou à appuyer les Rébellions, et comprenons très peu leurs impacts sur la vie sociopolitique américaine.
Mon projet considère la place des Rébellions aux États-Unis. Fondé sur les travaux d’historiens transnationaux, comme Daniel Rodgers, David Thelen, Michel Ducharme, et Alan Taylor, des historiens qui ont démontré l’importance d’étudier des évènements régionaux dans des contextes transnationaux, mon projet sort les Rébellions de leur contexte canadien et les place dans un cadre nord-américain. Il considère comment le contexte social, politique et économique des États-Unis (tel que décrit ci-dessus) forma la réaction américaine aux Rébellions, et comment les Rébellions eurent un impact important aux États-Unis.
Lorsque j’ai initialement imaginé ce projet, j’avais prévu d’employer le cadre théorique des « borderlands. » Ce cadre était logique : les régions frontalières étaient géographiquement les plus près du Canada, et avaient plus à gagner (ou à perdre) avec les Rébellions. Des échanges fréquents avec les Canadiens, ainsi que des contacts avec les réfugiés rebelles, auraient rendu les « borderlanders » plus familiers avec les questions en jeu. Cependant, après plus d’un an à Philadelphie, mes plans ont changé. Après avoir fait des recherches dans les journaux et archives de Philadelphie, j’ai vu que mon hypothèse initiale—que les régions frontalières seraient plus intéressées par les Rébellions—était fausse. Les « borderlanders » n’étaient pas les seuls qui avaient beaucoup à gagner ou à perdre avec les Rébellions. Les Américains du Sud, des États esclavagistes, avaient également beaucoup à gagner, et dans ce cas à perdre, avec les Rébellions. Les rédacteurs en chef sudistes, par exemple, craignaient que si les rebelles étaient victorieux et que les Canadas deviennent des républiques indépendantes, elles seraient annexées aux États-Unis comme États abolitionnistes (et non esclavagistes) ; une perceptive qui aurait d’importantes répercussions sur les débats esclavagistes. Ils craignaient que l’équilibre des pouvoirs pencherait en faveur des États abolitionnistes.[2] Plus important encore, les esclavagistes exerçaient une telle influence au sein de la politique étrangère américaine—comme fut tout récemment démontré par l’historien Matthew Karp—que le rédacteur en chef du Public Ledger écrit dans une lettre ouverte que si les rebelles canadiens voulaient le soutien du gouvernement fédéral, ils devaient déclarer les deux Canadas comme « États esclavagistes. » [3]

Map of the states and territories of the United States showing which areas of the United States did and did not allow slavery between January 1837 to March 1837. Wikimedia Commons.
Or, est-ce que les esclavagistes ont employé leur influence à Washington pour empêcher toute tentative de libérer le Canada pour prévenir son intégration aux États-Unis ? Est-ce que l’esclavage a joué un rôle important dans sa neutralité officielle ? Voici où mes recherches à Philadelphie et au McNeil Center ont poussé mon projet. Elles m’ont poussé à concentrer mon projet plus général sur les réactions américaines aux Rébellions autour des luttes entre esclavagistes et abolitionnistes. Elles m’ont poussé à réfléchir sur la manière dont l’esclavage aux États-Unis—un sujet qui attire peu d’intérêts au Canada—influença le cours d’un des évènements les plus importants de l’histoire du Canada. Plus encore, elles m’ont poussé à considérer l’impact des Rébellions au Canada—un sujet qui attire peu d’attention chez les historiens de l’esclavage aux États-Unis—sur les débats esclavagistes aux États-Unis. En tant que tel, j‘espère suivre les traces d’historiens comme Caleb McDaniel et de considérer les débats sur l’esclavage aux États-Unis comme un phénomène transnational qui inclut le Canada et les Rébellions.[4]
Maxime Dagenais (PhD, 2011, Université d’Ottawa) est boursier postdoctoral CRSH au McNeil Center for Early American Studies à l’Université de Pennsylvanie, où il étudie les Rébellions canadiennes dans le contexte des débats esclavagistes qui déchirèrent les États-Unis lors de la période qui précéda la Guerre de Sécession. Il prépare présentement un volume édité sur le sujet avec Early American Studies, qui sera publié par les presses de l’université de Pennsylvanie.
[1] Une des seules études à faire un lien explicite entre l’idéologie « Jacksonienne » et les rébellions est celle d’Andrew Bonthius : “The Patriot War of 1837-1838: Locofocoism With a Gun?” Son article suggère que l’anxiété causée par la « Market Revolution » et la disparition de valeurs socioéconomiques traditionnelles était présente chez certains partisans des Rébellions dans l’Ohio. Andrew Bonthius, “The Patriot War of 1837-1838: Locofocoism With a Gun?” Labour 52 (Fall 2003): 9-43.
[2] Par exemple, voir Charleston Mercury, 3 & 8 & 19 Janvier 1838.
[3] Matthew Karp, “This Vast Southern Empire: The South and the Foreign Policy of Slavery, 1833-1861.” Ph.D. Dissertation, University of Pennsylvania, 2011 et The Public Ledger, 13 Décember 1838.
[4] Caleb McDaniel, The Problem of Democracy in the Age of Slavery: Garrisonian Abolitionists and Transatlantic Reform (Baton Rouge: Louisiana State University Press, 2013).
Image: “The American Steam Packet Caroline Descending the Great Falls of Niagara after being set on fire by the British, Dec. 29, 1837.” After W. R. Callington, 1838, National Maritime Museum, Greenwich. Creative Commons License.
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